Il n’est pas commun d’avoir un père talmudiste, philosophe, maître de la tradition et de la transmission. Un personnage exceptionnel que j’ai la chance d’avoir pour père et pour maître, car mon père est mon professeur. Enfant, je le voyais préparer ses cours et ses conférences, et je naviguais dans la forêt de livres qu’était son bureau. Il voyageait beaucoup car il enseignait à Bruxelles, en Suisse, et puis à Bordeaux où il avait son poste à l’université. Il était entre deux villes, deux pays, deux valises.
Il a une mission qui dépasse tout, celle de transmettre. Il voue sa vie à l’enseignement du judaïsme.
Adolescente, je me suis passionnée pour la pensée juive, et c’est ainsi qu’il m’a tout appris. Avec lui, j’ai aussi rencontré les grands penseurs et commentateurs, de Rachi à Lévinas. Il m’a ouvert un monde. Il m’a ouvert le monde. Mon père n’a pas sa pareille pour expliquer la philosophie, la rendre vivante et actuelle. Il est un grand pédagogue. J’ai suivi sa voie, j’ai fait des études de philosophie, j’ai marché dans ses pas ; j’ai enseigné comme lui, je suis devenue professeur de philosophie. Puis je me suis mise à écrire des romans, ce qui n’est pas une tentative d’évasion de la sphère paternelle, mais plutôt un rayonnement de l’aura paternelle. Dans tous mes livres, il y a mon père, sous la forme de personnage, sous des dialogues, à chaque page. Chez moi, l’écriture est liée au père. Alors, pourquoi ne pas écrire sur mon père ? Mais aussi, comment écrire sur mon père, alors qu’il est un mystère ?
Cette œuvre est possible, à condition de mener une grande enquête et d’interroger ceux qui le côtoient, sa famille, ses élèves nombreux, et de se rendre sur ses lieux, du Maroc au Canada, car mon père parle beaucoup, mais pas de lui-même.
Armand Abécassis est à la croisée des chemins. Né au Maroc, vivant à Strasbourg, professeur à l’université de Bordeaux, il a en lui la culture orientale et le culte de l’occident, l’ouverture et l’hospitalité intellectuelle de la Méditerranée ainsi que la rigueur et le rationalisme français. Mais c’est le mode de transmission traditionnelle juive sous lequel il a grandi qui a formé sa personnalité depuis son enfance, depuis le Heder et les rabbins marocains qui l’ont marqué à tout jamais. Les différents milieux éducatifs qui l’en ont imprégné, de l’Alliance à Orsay, seront évoqués dans ce livre car ils furent pour lui un véritable bain culturel où il a appris à penser et à se conduire. Il a découvert ainsi la différence entre informer et former, entre instruire et éduquer. À travers son parcours, c’est tout un pan du judaïsme qui est mis au jour, depuis la rue des synagogues à Casablanca jusqu’à l’Alliance israélite universelle à Paris où il enseigne, en passant par l’importante communauté juive de Strasbourg dans laquelle il a officié pendant trente ans.
À la manière d’Ivan Jablonka dans son chef d’œuvre Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, qui ressuscite le monde ashkénaze, j’aimerais, via cette enquête sur mon père, ressusciter le monde sépharade.
Mon père est exemplaire de ce monde sépharade qui est en train de disparaître, à jamais, faute d’être raconté. Beaucoup d’écrivains ont fait le portrait du monde ashkénaze mais hélas peu ont écrit sur ce monde sépharade afin de le conserver dans un écrin, ou peut-être de le faire vivre et perdurer, en montrant la beauté de ses valeurs.
J’ai eu ce projet dans mon roman Sépharade, et j’aimerais poursuivre ce chemin essentiel et existentiel.
Je souhaiterais ainsi me rendre au Maroc, à Casablanca dans l’ancienne rue des synagogues, à Marrakech et à Essaouira sur les traces de ma famille, et des juifs de ces villes, et dans l’Atlas où les éclaireurs juifs campaient et aidaient les familles pauvres des villages.
J’aimerais aussi aller au Canada pour rencontrer le meilleur ami de mon père, membre de la communauté sépharade de Montréal, qui pourrait m’ouvrir ses archives, et plus largement rencontrer certaines personnes qui seront susceptibles de me renseigner sur la vie juive au Maroc et à Montréal.
Aller à la rencontre de ma famille en Israël me permettrait d’enquêter sur les juifs sépharades d’hier et d’aujourd’hui, du nord au sud, où se trouvait ma grand-mère, à Beer-Sheva. Il faudrait également interroger tous les élèves que mon père a eus, à Bruxelles, en Suisse, à Lyon et à Bordeaux, dans les différentes communautés où il a enseigné et aussi à l’université où il donnait un cours de philosophie générale et comparée.
C’est pourquoi je vous soumets ce dossier de candidature, pour subsister durant le temps que prendra l’écriture de ce livre – que je pense être important pour la culture juive. Avec la chute brutale du nombre de lecteurs depuis quatre ans et suite à la fermeture des librairies avec le Covid, il devient urgent de sauver l’écriture, en particulier d’œuvres spécifiques et à thématique religieuse. J’aimerais en effet pouvoir poursuivre cette œuvre ambitieuse et la mener à bien pour qu’elle reste et soit diffusée dans le monde comme certains de mes livres par le passé. Ce monde de la pensée juive me tient à cœur, et, à mon sens, à travers ses valeurs d’ouverture dans la tradition, de générosité et de transmission, il a beaucoup à apporter à notre époque.